Luc Julia a co-créé en 1997 l’assistant vocal qui deviendra après le rachat d’Apple, Siri.
CTO & Senior Vice President of Innovation chez Samsung Electronics depuis 2012, Luc Julia a accepté de revenir sur la genèse du projet Siri et nous partage sa vision de l’intelligence artificielle dans le Journal du Manager.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours universitaire et professionnel ? Comment avez-vous pu accéder aux plus grandes entreprises américaines de la Silicon Valley ?
J’ai un parcours assez classique, je suis français et après un bac scientifique, j’ai fait mes études à Paris, à l’université Paris VI Pierre-et-Marie-Curie, qui est maintenant la Sorbonne. J’ai ensuite fait Télécom Paris pour une thèse en mathématiques et informatique. J’ai effectué ma thèse au CNRS, puis suis allé au MIT (Massachusetts Institute of Technology) afin d’y faire un post-doctorat.
Je suis ensuite allé directement dans la Silicon Valley à l’université de Stanford pour faire un autre post-doctorat. Pendant ce temps, j’ai été embauché au Stanford Research Institute qui est l’équivalent du CNRS local. J’y ai terminé ma thèse et fait 10 ans de recherche. En 1998, j’ai créé et dirigé un laboratoire qui se nomme CHIC (Computer Human Interaction Center) jusqu’en 1999.
De 2000 à 2009, j’ai créé 5 start-ups et après 10 ans d’entrepreneuriat, j’ai décidé de tenter ma chance dans les grandes entreprises. Cela m’amusait de faire 10 ans de recherche, 10 ans de start-ups puis 10 ans de grosses boîtes. J’ai pu intégrer Hewlett-Packard car dans la Silicon Valley, c’est finalement assez petit, vous pouvez vous faire une réputation assez rapidement, et donc HP m’a embauché pour faire les imprimantes connectées.
Après cela, un de mes anciens projets datant de 1997 m’a rattrapé : The Assistant, devenu Siri, a été acheté par Apple. Adam Cheyer, avec qui on avait inventé The Assistant m’a demandé de le rejoindre chez Apple car c’était notre bébé, c’est ainsi que j’ai dirigé Siri, chez Apple, jusqu’en 2011. Rapidement, on a trouvé qu’Apple n’était pas notre tasse de thé. On s’était quand même bien amusé pendant un an, nous avions eu jusqu’à 300 millions d’utilisateurs avec Siri, c’était bien, mais Steve Jobs est mort entre temps alors c’était devenu moins rigolo et on a décidé de partir. J’ai donc intégré Samsung. Cela fait maintenant 8 ans !
Pourquoi préférer l’écosystème américain par rapport au système français ?
Je le préférais au moment de partir, même si je ne le connaissais pas vraiment à l’époque, il y a 30 ans. Je rêvais de faire une carrière au CNRS, c’était mon rêve d’enfant mais on va dire que j’ai été un peu déçu par les carcans qui ont été mis autour de la carrière du chercheur.
Lorsque j’étais dans le laboratoire du CNRS à Télécom Paris j’ai été déçu par le fait qu’on ne puisse pas vraiment faire de collaborations comme je le voulais et j’avais l’impression qu’aux Etats-Unis c’était plus facile.
Quand je suis arrivé au MIT, et cela s’est confirmé à Stanford, j’ai vraiment trouvé l’émulation entre chercheurs beaucoup plus intéressante. Cela fait maintenant presque 30 ans, j’espère et je pense que les choses ont un peu changé.
Vous avez co-créé Siri il y a presque 10 ans. Comment cet outil est-il né ?
Pour être très clair, les premières briques de Siri ont été posées en 1997, cela fait donc plus de vingt ans. En 2010, cela a été racheté par Apple. La sortie pour le grand public s’est faite un an plus tard. À l’origine, c’était un projet qui a pris racine dans les laboratoires CHIC à SRI International où Adam Cheyer et moi avons créé The Assistant, une technologie qui nous permettait d’interroger la vaste base de données d’internet.
The Assistant était un assistant vocal un peu sourd, pas très fort, mais plutôt rigolo. C’est cela qui a plu à Steve Jobs lorsqu’il a décidé de l’acheter en 2010 et de l’intégrer à iOS et à l’iPhone en 2011.
Que retenez-vous de cette expérience ?
C’était une expérience très riche, passer d’une petite start-up qui avait 180 000 utilisateurs et vingt personnes dans la structure à une boite dans laquelle on était exposé à près de 100 millions d’utilisateurs, c’est sûr que c’est un changement. On a eu carte blanche au début pour l’intégrer dans iOS parce que c’était la volonté de Steve Jobs, donc avoir beaucoup de moyens, pouvoir quadrupler les équipes en deux ou trois mois c’était effectivement quelque chose d’assez incroyable.
J’avais touché un tout petit peu à l’ambiance et les moyens des grosses boites avec Hewlett-Packard mais c’est vrai qu’Apple était une tout autre dimension. Avoir accès à tous ces utilisateurs, pouvoir montrer et développer ces technologies pour autant de personnes, c’était effectivement très enrichissant. De là a découlé beaucoup d’expériences intéressantes.
On peut dire qu’on a sauvé des vies avec Siri… ce qui n’était pas le but initial ! Il y a, par exemple, des gens qui l’ont utilisé dans des conditions très critiques. J’ai d’ailleurs une petite anecdote pour vous…
Un jour, un gars était dans l’Alabama en train de réparer sa voiture au milieu de nulle part dans les champs du sud des Etats-Unis. Il était sous sa voiture quand soudain, elle lui est tombée dessus. Il était complètement immobilisé, sa jambe était sectionnée et il n’avait aucun moyen d’appeler qui que ce soit autour de lui. Il perdait du sang, beaucoup de sang. Il allait mourir et là, il s’est rappelé que dans sa poche arrière de jean, il avait son iPhone équipé de Siri. Il a simplement dit « Hey Siri, call 911 » et a finalement été sauvé.
C’est une histoire parmi tant d’autres, de nombreuses personnes autour de nous ont dit que leurs vies ont été bouleversées par Siri. Evidemment, quand vous avez plus de 300 millions d’utilisateurs, vous avez pas mal d’histoires.
Vous avez sorti il y a un an un ouvrage intitulé « L’intelligence artificielle n’existe pas ». Pourquoi un tel choix de nom ? Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est provocateur évidemment, parce que je fais de l’intelligence artificielle depuis 30 ans donc c’est compliqué de dire que je ne fais rien depuis 30 ans, mais l’intelligence artificielle qui n’existe pas, c’est malheureusement celle dont on nous parle tous les jours dans les journaux.
Quand ils regardent les médias ou quand ils écoutent certaines personnes parler d’intelligence artificielle à la télévision, on leur présente quelque chose qui n’est pas la vérité. L’intelligence artificielle qui n’existe pas, c’est celle dont on nous parle depuis 5 à 10 ans, et qui est celle d’Hollywood. L’IA des robots qui font peur, qui tombent amoureux, l’IA de science fiction, c’est celle-là qui n’existe pas.
L’IA qui fait des trucs vraiment intéressants, qui va nous permettre de sauver des vies, en médecine celle qui va nous permettre d’apporter de meilleurs soins, etc… Celle-là existe mais elle fait des choses simples basées sur des mathématiques. On peut les expliquer facilement, il faut les comprendre au lieu d’avaler toutes les bêtises que peuvent dire certains gourous qui sont là juste pour vendre leur propre personne.
Comment définiriez-vous l’intelligence artificielle, loin de toute considération marketing ?
L’intelligence artificielle est un ensemble d’outils, on appelle cela « les intelligences artificielles« , ce sont des outils puissants, qu’on pourrait finalement comparer à un marteau car c’est un outil qu’on peut utiliser à bon et à mauvais escient.
À bon escient, pour planter des clous par exemple, c’est d’ailleurs un outil qui a initialement été designé pour cela et il fonctionne très bien. À mauvais escient, en tapant sur la tête du voisin. Cela n’a pas été inventé pour ça, mais on peut l’utiliser de cette façon. Il faut comprendre comment cela fonctionne et après réglementer ces outils.
Donc encore une fois, l’IA n’est qu’un outil mais dont nous humains, avons la totale responsabilité et le total contrôle.
Doit-on avoir peur de l’IA, notamment vis à vis de nos données personnelles ?
Il s’agit de deux questions en une finalement. D’abord, oui. On doit avoir peur de l’IA mais on doit surtout avoir peur de nous car encore une fois, c’est nous qui sommes responsables. Ce n’est pas vraiment de l’IA dont il faut avoir peur. Il ne faut pas avoir peur de l’outil mais de la façon dont il est utilisé. Il faut faire attention, il faut comprendre, et la base, c’est l’éducation ; il faut donc s’éduquer sur cet outil. Bien sûr, cela ne signifie pas que tout le monde doit avoir un PhD en intelligence artificielle ou en mathématiques mais il faut simplement comprendre comment cela fonctionne.
Et effectivement, quand on parle d’IA, on parle aussi de l’utilisation des données personnelles. Aujourd’hui, l’IA c’est des mathématiques et des statistiques donc il s’agit de beaucoup, beaucoup de données qu’il faut aller chercher quelque part. On va donc, par exemple, les récupérer auprès des gens, sans forcément qu’ils s’en aperçoivent. De nombreux problèmes se sont posés au cours des dernières années, qui font que les gens réalisent comment leurs données sont utilisées. Parfois, on veut bien que nos données soient utilisées pour des causes qui nous plaisent. Personnellement, cela ne me dérange absolument pas que mes données soient utilisées pour faire avancer la médecine, en revanche cela me dérange qu’elles soient utilisées pour juste me balancer de la publicité. Il faut que je comprenne comment c’est fait, et une des meilleures façons de le faire comprendre est de faire des lois et des réglementations. C’est ce qu’il s’est passé en Europe en mai 2018 avec RGPD (règlement général sur la protection des données).
Je suis un innovateur donc les gens sont surpris que je sois pour la régulation. Je le suis parce que cela a permis aux gens de comprendre que s’il y’avait une loi, c’est peut être parce qu’il y avait un problème. Il faut apprendre, comprendre, et une fois qu’on a compris, nous pouvons alors faire des choix basés sur un réel savoir. Mais effectivement, il faut faire très attention avec nos données personnelles.
Que dites-vous aux personnes qui ont peur de l’intelligence artificielle car elles pensent être constamment sur écoute ? Quel est votre avis sur le sujet ?
Mon avis est que c’est évidemment faux. On peut le prouver assez facilement parce que c’est physiquement impossible. On peut expliquer de manière très simple qu’avec 500 millions d’utilisateurs de Siri et les 50 millions d’Alexa présents dans les maisons américaines, c’est physiquement impossible que tous les enregistrements soient envoyés sur les serveurs, il n’y a pas assez de places.
Encore une fois, il faut juste expliquer comment cela fonctionne parce que les gens n’en ont aucune idée.
Effectivement, cela se passe sur les serveurs, et de temps en temps, dans des conditions qui ont été clarifiées – qui sont d’ailleurs décrites dans les conditions d’utilisations mais personne ne les lit – dans certaines conditions très particulières, des phrases très spécifiques doivent être écoutées car elles n’ont pas bien été reconnues donc on essaye de comprendre pourquoi, mais encore fois, c’est précisé dans les conditions d’utilisation. Ce n’est pas écouté en permanence, il y a des raisons pour lesquelles, de temps en temps, c’est écouté en dehors de tout contexte et absolument pas pour espionner les gens. Je ne défends pas du tout les Alexa et autres Siri, c’est juste qu’il faut certainement mieux expliquer comment ça marche.
Il y a une logique là-dedans, au lieu de raconter n’importe quoi et de crier au loup, il faut se renseigner, il faut comprendre, il faut s’éduquer. C’est toujours ma réponse mais il faut se poser des questions. Et oui, il faut aussi douter, oui il faut critiquer, mais pas avant d’avoir compris.
Pour vous il y a donc un vrai travail de sensibilisation à faire auprès de tous les individus sur ce qu’est réellement l’IA ?
Tout à fait oui ! On peut expliquer très simplement les choses et d’ailleurs, c’est ce que j’essaye de faire dans mon livre et dans les conférences que je donne. J’explique de manière simple les choses avec des exemples et les gens à la fin sont souvent surpris de la simplicité du fonctionnement.
Quels sont les domaines dans lesquels l’intelligence artificielle a fait le plus de progrès ?
Il y en a beaucoup puisque l’IA peut s’appliquer à n’importe quoi. Comme je l’ai dit, quand on crée des outils, on peut les créer dans n’importe quel domaine. Dans le vôtre, chez manager.one par exemple, l’IA est intéressante, mais elle peut également être dangereuse et faire des dégâts avec de mauvais choix et des mauvaises données.
Les domaines qui pour moi sont les plus intéressants en ce moment, et pour les années futures, sont : la médecine qui fournie toujours des statistiques intéressantes avec l’ADN par exemple. Le transport avec la voiture autonome, celle de niveau 5 (sans aucune intervention humaine quelle que soit la situation) n’existera jamais mais celle de niveau 4 qui est un peu moins autonome mais qui est bien meilleure que nous, va sauver des milliers de vies, ce sera donc très intéressant. De plus, cela donnera l’opportunité à des gens qui n’ont plus accès aux transports et à la mobilité d’y avoir accès.
Enfin, pour finir, le domaine de la vie quotidienne, c’est-à-dire la vie à la maison où les objets autours de vous deviennent intelligents et vous rendent des services comme les assistants vocaux d’il y a 20 ans. Demain, on parlera d’objets qui nous assistent et qui coopèrent entre eux, pour nous aider dans des tâches que nous n’imaginions même pas qu’ils puissent faire.
Comment voyez-vous l’intelligence artificielle dans 10 ans ?
Je la vois partout autour de nous, dans des domaines différents avec des multiples assistants et d’outils qui coopèrent encore plus entre eux avec l’intéropérabilité d’objets intelligents. Encore une fois, il faut mettre des guillemets à « intelligent ». Intelligent, cela veut dire qu’ils vont réellement rendre des services et vont adapter leurs fonctions d’outils.
Ces outils seront donc très puissants. Ils vont être partout et il y en aura plein de différents parce qu’il n’y a pas d’intelligence suprême, pas d’intelligence générale, qui d’ailleurs n’existera jamais.
Vous êtes très familier de l’univers start-up de la Silicon Valley. En France, comment percevez-vous les initiatives telles que le programme French Tech 120 ou Next40 ?
Je ne connais pas les programmes en particulier mais je suis clairement supporter de la French Tech, ce qu’a créé Fleur Pellerin en 2013 est extraordinaire. Cela a redonné à la France la capacité à entreprendre, on avait un peu perdu l’idée d’entrepreneuriat donc c’était super.
Je félicite dès que je peux Fleur Pellerin parce que c’était vraiment quelque chose qui a permis de redonner du souffle à cette France, qui pour moi avait perdu cette idée d’innovation. C’est cela justement qui a beaucoup changé depuis que je suis allé aux Etats-Unis, parce que c’était un des problèmes qui ont fait que je sois parti, comme pleins d’autres personnes de ma génération qui se sont exilés dans la Silicon Valley ou ailleurs.
Je pense que cela a beaucoup aidé à la création de ces nouvelles start-ups, de ces nouvelles dynamiques. Alors maintenant il va falloir que ça puisse « scale-up », il ne faut pas seulement se contenter de faire des start-ups . Et ça, c’est un autre niveau, c’est quelque chose d’autre, qu’on ne sait d’ailleurs peut être pas trop faire pour le moment mais il va falloir qu’on s’y mette. Cédric O et les gens du gouvernement s’en occupent aujourd’hui.
Avez-vous des conseils à donner à nos lecteurs entrepreneurs qui lisent notre blog ?
Je n’ai pas la prétention de donner des conseils, mais ce que je peux dire c’est que lorsqu’on a une idée, il faut y aller à fond.
C’est un challenge difficile mais maintenant, en France particulièrement, il existe des outils qui permettent de faire de grandes choses, il y a la BPI, il y a plein d’aides. Se lancer, plonger pour la première et la deuxième année ça donne du temps, cela donne des possibilités de faire des choses donc il ne faut pas hésiter, il faut y aller avec les tripes.
Si c’est un petit projet auquel on ne croit pas trop, alors non n’y allez pas, mais si c’est un projet dans lequel vous y croyez vraiment, que vous êtes vraiment motivés et que vous allez le défendre comme si vous défendiez votre vie alors oui, il faut y aller !
Nos remerciements à Luc Julia, co-créateur de Siri, assistant vocal d’Apple.
Propos rapportés par l’équipe de manager.one.